Le calcul à Grenoble avant-hier

Jean Kuntzmann
Conférence donnée le 2 décembre 1985 en hommage à Noël Gastinel

Je me permets de vous faire perdre quelques minutes en vous parlant du calcul à Grenoble avant-hier. J’ai pour cela deux raisons:

D’une part l’avenir repose sur le passé, et d’autre part, cela me permettra d’évoquer le rôle de Gastinel à qui ce colloque est dédié.

Revenons quarante ans en arrière, à l’automne 1945. J’arrive à Grenoble Maître de Conférences débutant dans le service de Mathématiques (on ajouterait aujourd’hui Pures), un peu dérouté par cinq ans de guerre. Je rencontre bientôt un homme remarquable, le physicien Ernest Esclangon, directeur de l’Institut Polytechnique. Il me propose d’enseigner aux ingénieurs de la section spéciale Hautes Fréquences une mathématique utilisable. Il m’incite par ailleurs à aider des industriels dans la résolution de problèmes réels. La réflexion sur l’enseignement et sur les problèmes posés, m’amène vite à la troisième activité universitaire : la recherche (en Mathématiques Appliquées).

Devant le succès de ces activités, un nouvel enseignement est ouvert en 1947 destiné aux élèves de première année de l’Institut Polytechnique. Il s’appelle « Analyse Appliquée ». Il sera ultérieurement ouvert aux physiciens de l’Université et deviendra « Méthodes Mathématiques de la Physique”. Comme l’utilisation de méthodes numériques me semble jouer un grand rôle dans les problèmes concrets, il me semble tout naturel d’introduire dans cet enseignement des travaux pratiques de calcul sur machines de bureau. Ceci est mis sur pied par M. Laborde, bien connu, au moins en France, pour ses “tables numériques”. Mais le progrès ne saurait s’arrêter en chemin.

En 1953, nous acquérons une machine analogique SEA, en 1956 nous commençons à nous entrainer à la programmation, chez des industriels de la région. Notre leader est M. Bolliet. Pour la suite, je regrouperai les faits autour de trois dates : 1957, 1960, 1963.

1957

Nous recevons notre première machine digitale, le Gamma ET de la  maison Bull. Nous ouvrons à l’Ecole d’Ingénieurs, une section  spéciale “Mathématiques Appliquées” pour initier des ingénieurs déjà diplômés à l’emploi des calculatrices. C’est aussi en 1957 que démarre le 3ème cycle Mathématiques Appliquées (qui se divisera plus tard en Mathématiques Appliquées et Informatique). Le certificat  préparatoire à ce 3ème cycle se nomme “Calcul Numérique”. Devant cet  accroissement de l’importance du Calcul Numérique, mes recherches  évoluent de l’orientation Mathématiques Appliquées, vers  l’orientation Méthodes Numériques. Il ne s’agit plus d’utiliser des  méthodes toutes faites, mais de réfléchir sur elles et si possible de  les améliorer.  Je participe avec 3 parisiens au lancement de l’AFCAL (Association  Française de CALcul) qui deviendra plus tard AFCALTI puis AFCET (dans le titre de laquelle le mot calcul a disparu, ce que je regrette). Je suis le rédacteur de sa revue “Chiffres” (un nom tout à fait  caractéristique). Cette revue a aussi disparu pour être remplacée par  une autre au nom moins significatif. C’est en cette année 1957,  qu’arrivent à Grenoble Mrs. Vauquois et Gastinel. Le premier, venu de  l’astronomie se dirigera rapidement vers la Traduction Automatique ;  le second, venu de l’enseignement des classes préparatoires aux  Grandes Ecoles sera d’abord Chef de Travaux.

1960

En 1960, Gastinel soutient sa thèse d’Etat de Mathématiques (mais qui  porte en réalité sur l’Analyse Numérique). Il est peu après nommé  Maître de Conférences. C’est également en 1960, qu’est créée la  section normale de Mathématiques Appliquées, destinée à former ce que l’on nomme aujourd’hui des ingénieurs informaticiens. La recherche un  diversifie. Il serait bon de se structurer en équipes de recherche  diversifiées. Nous sommes plusieurs à pouvoir diriger une équipe. ll  y a per ailleurs des domaines nouveaux à explorer pour pouvoir donner une enseignement valable : gestion, structures des calculatrices.

C’est alors que je prends la décision, voyant que ce qui existe en  Analyse Numérique est solide, d’abandonner ce centre d’intérêt à Gastinel et de me tourner vers la structure des calculatrices,  domaine où nous n’avons rien à l’époque, et ou l’algèbre (ma  spécialité initiale) joue un grand rôle.

1963

Nous arrivons les premiers sur le campus de Saint-Martin-d’Hères où nous avons provisoirement des locaux suffisants et notre première grosse machine : l’IBM 7044.  Nous pouvons désormais passer à un régime où nous ne serons plus les seuls utilisateurs de ce matériel (pour nous-mêmes et les industriels qui nous confient des problèmes à étudier). La gestion de ce “centre de calcul” est prise aussi en main par  Gastinel. Le meilleur moyen de juger de son efficacité dans ces fonctions est de regarder la croissance du “chiffre d’affaíres” du  Centre.

J’arrête là mon récit. Ce que l’équipe de recherche d’analyse numérique de Grenoble est devenue au plan scientifique, sous l’impulsion de Gastinel aidé ensuite de quelques autres, vous le savez mieux que moi.

Je rappellerai seulement ici les nombreux chercheurs qu’elle a formés et qui ont essaimé un peu partout en France dans les universités ou d’autres secteurs.

Pour terminer, vous permettrez à quelqu’um qui se sent vis à vis des plus jeunes d’entre vous en position de « grand-père » de terminer par quelques recommandations.

  • Il me semble essentiel pour un universitaire de garder un équilibre entre les trois activités : contacts extérieurs, enseignement, recherche.
  •  Vous avez pu constater qu’au cours de ma carrière, j’ai évolué des mathématiques du physicien aux méthodes numériques puis à la structure des calculatrices. J’ai évolué encore une fois pour arriver à la didactique où j’ai retrouvé le calcul … mental. Il ne faut pas avoir peur d’évoluer. Dix ans sur un sujer,c’est bien. Avoir comme oraison funèbre : « a été sa vie durant le spécialiste mondial des caniches roses” ne me semble pas flatteur.

Construire des matériels de plus en plus puissants, des méthodes de plus en plus élaborées c’est bien, mais ce peut être une fuite en avant. Je pense que si l’on veut garder les pieds sur terre, il faut pour chaque problème, envisager toute une gamme de méthodes et examiner le lien outil-méthode. Il ne faut pas non plus mépriser les outils les plus modestes : cerveau humain (calcul mental), papier, crayon, calculette. Je vous rappellerai par exemple que pour une équation aux dérivées partielles D u = f, la bonne vieille méthode de relaxation (avec papier-crayon) donne des résultats honnêtes. Quant au calcul mental (pour un homme normal, et non pour un calculateur prodige), si vous y réfléchissez, vous serez étonné de ce qu’il permet de faire.